Nouvelle étape pour la justice climatique: première condamnation d'un industriel à réduire ses émissions de gaz à effet de serre | Fieldfisher
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Insight

Nouvelle étape pour la justice climatique: première condamnation d'un industriel à réduire ses émissions de gaz à effet de serre

Le 26 mai 2021, un Tribunal de district néerlandais a  ordonné à la société Royal Dutch Sehll de réduire ses émissions de CO2 de 45 % d'ici 2030, par rapport aux niveaux de 2019.

Compte tenu des répercussions que l'arrêt Urgenda, rendu par le même Tribunal à l'encontre de l'Etat néerlandais en 2015, a déjà eues dans le développement du contentieux climatique dans plusieurs Etats européens, dont la France, cette décision Shell suscite déjà l'intérêt.
 

Nouvelle étape pour la justice climatique: première condamnation d'une société pétrolière à réduire ses émissions de gaz à effet de serre

Le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) estime que le nombre de contentieux climatiques a presque doublé en trois ans, atteignant 1 550 litiges dans le monde en 2020[1]. Bien que la majorité de ces poursuites soit dirigée contre des États et entités publiques, des groupes privés sont également visés. Les données publiées par le Grantham Institute on Climate Change and the Environment de la London School of Economics indiquent ainsi qu'environ 25% des contentieux climatiques ont été dirigés contre des entreprises depuis les années 1990[2].

Pourtant, jusqu'ici, aucune de ces poursuites n'avait abouti à la condamnation d'une société privée. Dans ces affaires, les plaignants s'étaient en effet vu opposer de nombreux arguments. Aux États-Unis, par exemple, il a pu être jugé que le principe de séparation des pouvoirs entre les branches exécutive, législative et judiciaire, interdisait au juge de se prononcer sur une question aussi complexe que celle de la responsabilité climatique de sociétés pétrolières[3]. En Nouvelle-Zélande, le juge a également estimé que si le préjudice allégué par les plaignants pouvait être causé par le changement climatique dans son ensemble, il ne pouvait en revanche être attribué aux émissions particulières de l'entreprise défenderesse[4].

Le 26 mai 2021, six ans après que le Tribunal de district de La Haye aordonné à l'État néerlandais de réduire ses émissions dans l'affaire Urgenda [5] – une décision qui a été confirmée en dernier ressort par la Cour suprême néerlandaise le 20 décembre 2019 [6] –, ce même Tribunal a créé un nouveau précédent en matière de justice climatique : saisi par Milieudefensie et d'autres organisations environnementales néerlandaises, il a ordonné à la société Royal Dutch Shell (ci-après, "RDS") de réduire ses émissions de CO2 de 45 % d'ici 2030, par rapport aux niveaux de 2019[7].
 
Le devoir de diligence de RDS à l'égard des citoyens néerlandais lui impose de réduire ses émissions de CO2

À proprement parler, il n'existe aucune norme juridique internationale ou néerlandaise qui oblige les entreprises à respecter les droits de l'homme ou à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre.

Le Tribunal prend ainsi le temps de rappeler que les règles internationales en matière de droits de l'homme (par exemple, le droit à la vie et le droit au respect de la vie privée et familiale, consacrés tant par la Convention européenne des droits de l'homme que par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques) et les normes internationales de soft law – en particulier, les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme – ne sont ni directement invocables, ni contraignantes à l'égard des entreprises.

Par conséquent, bien qu'il fasse de nombreuses références à ces règles dans la construction de son raisonnement, le Tribunal ne fait pas de celles-ci des obligations directement applicables à RDS.

De manière plus subtile, le Tribunal suit l'approche qui avait déjà été la sienne dans l'affaire Urgenda, en utilisant cet ensemble de règles pour façonner et interpréter le duty of care qui s'impose à RDS en vertu du droit privé national. Plus précisément, la décision rendue se fonde principalement sur l'article 6:162 du code civil néerlandais, qui impose à celui qui ne fait pas preuve d'une diligence raisonnable de réparer le préjudice subi du fait de ce manquement.

Les règles internationales et de soft law susmentionnées sont ainsi utilisées par le Tribunal comme des lignes directrices pour interpréter le niveau de diligence qui peut raisonnablement être attendu d'une société comme RDS. Pour ce faire, le Tribunal prend également en compte d'autres facteurs tels que la taille de l'entreprise, la gravité de son impact potentiel sur les droits de l'homme du fait de ses émissions, les moyens dont elle dispose pour prévenir cet impact, ainsi que sa connaissance de l'existence du risque.

Le Tribunal déduit de ce qui précède qu'il existe désormais une attente partagée au niveau mondial selon laquelle les entreprises doivent, dans la mesure du raisonnable et en fonction de leur situation particulière, respecter les droits de l'homme et assumer la responsabilité de leurs émissions. Cette obligation de diligence s'applique à RDS avec d'autant plus de force qu'elle sous-tend les grandes orientations de la politique d'entreprise du groupe Shell, acteur majeur sur le marché des combustibles fossiles qui émet des volumes importants d'émissions ayant des conséquences graves et irréversibles sur les droits de l'homme des citoyens néerlandais.

Ces éléments sont suffisants pour que le Tribunal juge que l'obligation de diligence raisonnable qui s'impose à RDS implique une réduction de ses émissions de CO2 de 45% d'ici à 2030, par rapport aux niveaux de 2019.
 
L'obligation de réduction des émissions s'étend aux émissions indirectes de RDS

Le Tribunal de district de La Haye ne s'arrête pas là : il juge de plus que l'obligation de RDS de réduire ses émissions ne concerne pas uniquement celles liées à ses propres activités, mais aussi celles de l'ensemble de sa chaîne de valeur, y compris celles générées par les utilisateurs finaux des produits que le groupe met sur le marché.

Cette levée du « voile corporatif » est justifiée, selon le Tribunal, du fait de l'obligation de diligence raisonnable qui incombe à RDS en tant que société mère du groupe Shell. Le Tribunal considère que cette position donne à RDS une influence et un contrôle déterminants sur les acteurs de sa chaîne de valeur. À ce titre, il lui incombe de gérer de manière proactive les incidences que les activités de ces acteurs sont susceptibles d'engendrer sur les droits de l'homme et l'environnement, peu important la réglementation en vigueur dans les Etats où sont localisés ses filiales, ses fournisseurs, et ses clients.

Il convient de souligner que le niveau de contrôle et d'influence que RDS est en mesure d'exercer, en tant que société mère, sur les émissions générées par les acteurs  de sa chaîne d'approvisionnement, est considéré comme le critère déterminant de la force de sa propre obligation de réduction.

Ce raisonnement conduit le Tribunal à distinguer :
 
  • une obligation de résultat, qui s'applique à RDS pour ses émissions propres ( dites de Scope 1) ainsi que pour les émissions du groupe Shell dans son ensemble (qui font partie des émissions dites de Scope 2). Le Tribunal relève que RDS exerce un contrôle (via son actionnariat) et une influence (via le choix de la politique climatique générale du groupe) sur les émissions causées par ces sociétés, qui justifie en retour une obligation de réduction stricte ;
  • une obligation de moyen, qui s'applique à RDS pour les émissions de ses fournisseurs (qui font partie des émissions dites de "Scope 2) et de ses utilisateurs finaux (émissions dites de Scope 3). Le Tribunal souligne que RDS a également une influence sur ces émissions, bien que plus limitée, au travers sa politique d'achat et du mix énergétique de ses produits. En effet, bien que RDS ait des obligations contractuelles découlant de concessions de long terme, la société reste en mesure de décider de ne pas investir dans l'exploration de combustibles fossiles à l'avenir, et de modifier progressivement la nature des produits qu'elle vend aux utilisateurs finaux.
Il convient de souligner que l'inclusion des émissions dites de Scope 3 dans l'obligation de réduction des émissions des entreprises pétrolières est un enjeu clé. En effet, 85% des émissions de ces sociétés sont générées par l'utilisation des produits vendus[8] et RDS ne fait pas exception à ce constat. Ignorer ces émissions reviendrait donc in fine à ignorer la majeure partie de l'empreinte carbone de ces entreprises, et priverait la décision de son effet utile. 
 
Les ambitions actuelles de RDS sont insuffisantes au regard de son devoir de diligence

Après avoir établi les contours de l’obligation de diligence qui s'applique à RDS, le Tribunal de district de La Haye examine l'adéquation des ambitions climatique de l'entreprise à cette norme.  

Bien que le Tribunal reconnaisse que la politique climatique proposée par RDS pour les années 2019 et 2020 soit plus ambitieuse que celle des années précédentes, il conclut cependant que cette politique se résume à des objectifs de long terme flous et non contraignants. En outre, les juges soulignent que la mise en œuvre de cette politique est conditionnée, selon le scenario mis en avant par RDS, au rythme auquel la société dans son ensemble se rapprochera des objectifs de l'Accord de Paris.

Elle conclut donc que les intentions de RDS sont incompatibles avec son obligation de réduction, ce qui implique une violation imminente de son devoir de diligence.
 
La violation par RDS de son devoir de diligence contribue au changement climatique

Pour que le Tribunal puisse ordonner à RDS de réduire ses émissions, encore lui fallait-il établir un lien de causalité entre la violation de son devoir de diligence et le préjudice subi par les citoyens néerlandais.

La preuve de ce lien causal est l’une des difficultés récurrentes que les plaignants rencontrent dans les contentieux environnementaux en général, et dans les contentieux climatiques en particulier. En effet, les dommages environnementaux et climatiques sont le plus souvent diffus dans l'espace et dans le temps, et causés par une multitude de facteurs. Etablir un lien entre un comportement ou une omission d’une part, et un dommage spécifique d’autre part, peut ainsi constituer un véritable obstacle dans la reconnaissance de responsabilité.

Pour surmonter cette difficulté, certains plaignants ont tenté, jusqu'à présent sans succès, de recourir à des études scientifiques attribuant un certain pourcentage des émissions mondiales à une entreprise particulière, en vue d'obtenir une indemnisation pour la part équivalente du préjudice qu'ils estimaient avoir subi en conséquence[9].

Le Tribunal de district de La Haye semble quant à lui contourner cet obstacle en considérant que le simple fait que les émissions de RDS contribuent au réchauffement climatique aux Pays-Bas est suffisant pour caractériser un lien de causalité entre le comportement de l’entreprise et le préjudice subi par les plaignants.
Ainsi, le fait que RDS ne soit pas le seul acteur à l'origine du phénomène climatique observé ne l'exonère pas pour autant de son obligation d'agir, à sa propre échelle, sur les émissions que l’entreprise peut contrôler. Le Tribunal juge que ceci est d'autant plus vrai que les émissions du groupe RDS dépassent celles de nombreux États, dont les Pays-Bas.
 
Une décision qui pourrait avoir des répercussions mondiales

Certes, cette décision n'a été rendue qu'en première instance et RDS a d'ores et déjà annoncé son intention de la contester en appel. L'affaire sera cependant examinée par la même cour d'appel que celle qui avait confirmé la décision rendue par le même Tribunal de district de La Haye dans l'affaire Urgenda. Il n’est donc pas illégitime d’envisager une confirmation similaire  dans la présente affaire.

Le précédent Urgenda est également éclairant du point de vue des répercussions que le jugement Shell pourrait avoir dans d'autres juridictions. En effet, l'arrêt Urgenda rendu contre l'Etat néerlandais a incontestablement eu une influence sur les décisions postérieures d'autres tribunaux européens. En France, en février 2021, le Tribunal administratif de Paris a reconnu l'échec de l'État français à se conformer à ses propres objectifs climatiques et sa responsabilité pour le préjudice écologique en découlant[10]. Deux mois plus tard, en avril 2021, la Cour constitutionnelle allemande a jugé que la législation allemande contrevenait au respect des droits de l'homme en ce qu'elle était insuffisante pour lutter contre le changement climatique après 2030[11].  Enfin, en juin 2021, le Tribunal de première instance de Bruxelles a jugé que l'État belge avait manqué d'ambition dans la conduite de sa politique climatique[12]. Plus récemment encore, le Conseil d'Etat français a enjoint au Premier ministre de prendre toutes mesures utiles permettant d'infléchir la courbe d'émissions de gaz à effet de serre afin d'atteindre les objectifs qu'il s'est lui-même fixé dans la loi[13].

Au vu des répercussions que la décision Urgenda a pu avoir dans le développement du contentieux climatique à l'échelle internationale, l’on peut s'attendre à ce que requérants et avocats de par le monde accordent une grande attention à cette affaire dans l'élaboration de leurs propres actions en justice. De même, les juges nationaux confrontés à des affaires similaires étudieront très certainement avec attention cette décision – traduite et publiée en version anglaise quelques heures après son prononcé –, voire s'en inspireront.

A cet égard, il est intéressant que souligner que quelques jours avant l'arrêt Shell, le 21 mai 2021, des représentants de la Cour de Cassation, du Conseil d'Etat et du Conseil Constitutionnel ont tenu un colloque conjoint sur le rôle du juge français dans la justice environnementale. Du fait de sa nature transfrontalière, transtemporelle et trandisciplinaire, le contentieux a été unanimement qualifié d’emblématique et potentiellement précurseur d’autres évoluions du droit de l’environnement. Au-delà, il a même été suggéré comme source d’innovation juridique dans d’autres domaines.

Concernant l'affaire Shell, ceci est d'autant plus vrai que le raisonnement suivi par le Tribunal néerlandais pourrait en théorie être réplicable dans de nombreuses autres juridictions où existe le concept de devoir de diligence.

En France, les juges pourraient par exemple suivre un raisonnement similaire sur le fondement de l'article 1240 du Code civil français, cœur de la responsabilité civile délictuelle. A cet égard, il sera également intéressant d'observer l'incidence que cette récente décision pourrait avoir sur le contentieux climatique intenté par plusieurs ONG et municipalités françaises contre l'entreprise Total, devenue Total Energies. Bien que cette affaire ait pour principal fondement juridique la loi française sur le devoir de vigilance de 2017[14], les arguments scientifiques et juridiques avancés par les demandeurs sont similaires à ceux développés par les plaignants dans l'affaire Shell.

L'issue de ces affaires dépendra au moins partiellement de la manière dont les juges décideront de façonner le contenu de l'obligation de diligence raisonnable. In fine, les juges seront implicitement appelés à se prononcer sur la question de savoir si « l'intérêt commun qui est servi par le respect de l'obligation de réduction des émissions l'emporte sur les conséquences négatives auxquelles [la major pétrolière]  pourrait devoir faire face, (...) y compris en ce qui concerne ses intérêts commerciaux »[15].

Cet arbitrage conduira sans doute, en retour, à s'interroger sur le rôle que le pouvoir judiciaire est appelé à jouer de manière croissante dans la lutte contre le changement climatique, et la mesure dans laquelle ce nouveau rôle peut empiéter sur celui traditionnellement ou légalement dévolu aux branches exécutive et législative.
 

[1] Programme des Nations unies pour l'environnement, Global Climate Litigation Report 2020 Status Review, janvier 2021.
[2]  J. Setzer et R. Byrnes, Global trends in climate change litigation : 2020 snapshot, juillet 2020.
[3]  Voir, par exemple, City of Oakland v BP P.L.C. 325 F. Supp. 3d 1017 (N.D. Cal.2018) §2 accessible à l'adresse : http://columbiaclimatelaw.com/files/2018/06/oakland-v-bp-order-6-25-18.pdf
[5] Urgenda Foundation v. The State of The Netherlands, 24 juin 2015, Tribunal de district de La Haye, C09/456689, accessible à l'adresse : http://climatecasechart.com/climate-change-litigation/wp-content/uploads/sites/16/non-us-case-documents/2015/20150624_2015-HAZA-C0900456689_decision-1.pdf
[6]  The State of The Netherlands v. Urgenda Foundation, 20 décembre 2019, Cour suprême des Pays-Bas, 19/00135, accessible à l'adresse : http://climatecasechart.com/climate-change-litigation/wp-content/uploads/sites/16/non-us-case-documents/2020/20200113_2015-HAZA-C0900456689_judgment.pdf
[7] Vereniging Milieudefensie c. Royal Dutch Shell PLC, Tribunal de district de La Haye, 26 mai 2021, C/09/571932.
[8] Carbon 4 Finance, L'industrie pétrolière : est-elle à la hauteur du défi climatique ?, décembre 2020.
[9] Voir, par exemple, M. Lliuya c. RWE AG, Tribunal de district d'Essen, 15 décembre 2016, 2 O 285/15, accessible à l'adresse : http://climatecasechart.com/climate-change-litigation/wp-content/uploads/sites/16/non-us-case-documents/2016/20161215_Case-No.-2-O-28515-Essen-Regional-Court_decision-1.pdf Appel actuellement en cours devant le Tribunal régional de Hamm.
[11] Cour constitutionnelle allemande, 24 mars 2021, 1 BvR 2656/18, accessible à l'adresse : https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/EN/2021/03/rs20210324_1bvr265618en.html
[12] Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, 17 juin 2021, 2015/4585/A, accessible à l'adresse : https://prismic-io.s3.amazonaws.com/affaireclimat/18f9910f-cd55-4c3b-bc9b-9e0e393681a8_167-4-2021.pdf
[13] Conseil d'Etat, 1er juilet 2021, n° 427301, accessible à l'adresse : https://www.conseil-etat.fr/arianeweb/#/view-document/?storage=true
[15] §4.4.54 Vereniging Milieudefensie c. Royal Dutch Shell PLC